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Notre enquête réalisée pour Ouest France le jour du vote (24 avril 2022) auprès de plus de 2874 personnes inscrites sur les listes électorales Français permet de comprendre quelles ont été les motivations des votants d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, ainsi que celles des abstentionnites, leur profils et les principaux reports de voix.
Une participation en demi-teinte
Les résultats définitifs du ministère de l’Intérieur font état d’une participation de 72%.
Deux enseignements sont à retenir à partir de ce chiffre :
- D’abord, si l’on entend régulièrement qu’avec près des trois-quarts des électeurs inscrits sur les listes électorales qui continuent de voter pour l’élection présidentielle, la France fait des envieuses parmi les autres grandes démocraties (à commencer par les Etats-Unis), ce résultat ne doit pas masquer l’érosion progressive, irrégulière mais réelle, de la participation qui est à l’œuvre. L’élection d’hier marque ainsi un record d’abstention pour un second tour (28%), après celui de l’élection de 1969 (31%), dans un contexte particulier (il s’agissait d’un scrutin anticipé faisant suite à la démission du Général de Gaulle après la victoire du « non » au référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation). Entre 1974 et 2012, la participation au second tour a toujours flirté avec les 80%, parfois plus, rarement moins. Elle s’est ensuite établie à 74,6% en 2017 pour atterrir à 72% cinq ans plus tard.
- Ensuite, la participation a enregistré une baisse entre le 1er et le 2nd tour (passant de 73,7% à 72%). On avait déjà constaté une telle démobilisation en 2017. Vingt ans plus tôt, en 2002, lorsque l’extrême-droite s’était qualifiée pour la première fois à un second tour, cela avait provoqué à l’inverse un sursaut de mobilisation « pour barrer la route à l’extrême-droite », passant de moins de 72% au 1er tour à près de 80% au 2nd.
Un fort niveau d’abstention qui s’explique avant tout par le rejet suscité par les deux candidats
La principale raison – et de loin – évoquée par les abstentionnistes dans notre sondage pour expliquer leur choix est le fait qu’aucun candidat ne leur convenait (citée par 55% d’entre eux). C’est encore plus vrai pour tous ceux dont la sensibilité politique s’est retrouvée éliminée au soir du 1er tour et notamment les sympathisants de la France Insoumise (77% des abstentionnistes de cette sensibilité citent cette raison), mais aussi les sympathisants du PS (65%), d’EE-LV (59%) ou encore de LR (55%). La deuxième raison évoquée traduit elle aussi une forme d’insatisfaction face à l’offre politique de ce 2nd tour puisque 30% des abstentionnistes déclarent s’être abstenus pour exprimer un mécontentement, une raison là encore beaucoup plus présente chez les abstentionnistes LFI (59%).
On retrouve en parallèle des raisons plus classiques de l’abstention reflétant un sentiment général d’inutilité du vote : ainsi, 25% des abstentionnistes ont l’impression que les jeux sont déjà faits, 24% n’attendaient pas grand-chose de cette élection, estimant que « cela ne changera rien à leur quotidien » et 18% ont le sentiment que leur vote ne compte pas.
La sociologie de l’abstention s’avère assez classique avec des jeunes qui ont moins voté que leurs aînés (et moins voté aussi qu’au premier tour : d’ailleurs, si 22% des jeunes de 18-24 ans témoignaient de leur enthousiasme le 10 avril, ils n’étaient plus que 10% dans cet état d’esprit hier) ; une participation moindre dans les grandes agglomérations ou encore dans les foyers disposant des revenus les plus faibles. Une exception importante est toutefois à noter : on n’observe pas cette fois de différentiel de mobilisation marqué entre CSP+ d’un côté et CSP- de l’autre, en particulier les ouvriers. Il semblerait que ces derniers se soient plus fortement mobilisés, ce qui explique sans doute en partie les près de 3 millions de voix gagnées par Marine Le Pen entre le 1er et le 2nd tour. Elle a été portée en particulier par la mobilisation de catégories motivées par l’envie « d’en découdre avec le Président ». C’est le cas notamment de ceux qui se définissent comme Gilets Jaunes et qui ont voté à près de 80% d’après notre sondage.
Le vote blanc ou nul : l’expression plus vive encore d’une insatisfaction
8,6% des votants ont choisi de glisser dans l’urne un bulletin blanc ou nul. Au final, c’est donc près d’1 votant sur 10 qui a décidé de ne choisir aucun des deux candidats finalistes. Ce taux de votes blancs et nuls est inférieur à celui enregistré au second tour de 2017 mais il s’agit, après ce record, du deuxième niveau le plus haut jamais enregistré au 2nd tour d’une élection présidentielle sous la Vème République. Et il est en nette progression par rapport au premier tour (2,2%), ce qui est classique puisque les votes blancs et nuls ont tendance à progresser à mesure que l’offre politique se restreint.
La première raison évoquée par les électeurs qui ont fait ce choix est très clairement une insatisfaction face à l’offre politique : 65% expliquent leur choix par le fait qu’aucun des candidats ne leur convient, devant l’expression d’un mécontentement (34%). Le sentiment d’inutilité du vote est nettement moindre que pour les abstentionnistes.
On aurait pu s’attendre à ce que le record de 2017 soit battu, compte-tenu de « l’affiche » de ce second tour, des résultats de 2017 et de l’insatisfaction ressentie pendant toute la campagne. Mais la crainte d’un résultat serré, pour des électeurs qui se soucient réellement de la politique, peut expliquer un taux de votes blancs et nuls finalement moins élevé qu’en 2017. D’ailleurs, parmi ceux qui ont finalement voté pour l’un des deux candidats, 24% ont hésité au préalable avec un vote blanc ou de l’abstention.
Globalement, qu’il s’agisse du fort niveau d’abstention et du taux élevé de votes blancs et nuls, on sent bien là un certain malaise. Ce malaise était du reste palpable pour l’ensemble du corps électoral car interrogés sur leur état d’esprit à l’égard de l’élection hier, 38% des Français inscrits sur les listes électorales ont déclarés être « inquiets » quand 30% se sont dit « résignés » et 23% « dégoutés » (un adjectif utilisé en particulier par les sympathisants de la France Insoumise : 58%). Le premier qualificatif positif n’arrive qu’en quatrième position, 20% seulement des sondés se déclarant confiants.
Emmanuel Macron, une victoire par défaut ?
Les résultats de notre sondage sont assez éloquents de ce point de vue : une large majorité des électeurs d’Emmanuel Macron au second tour (56%) affirme avoir voté pour lui avant tout pour faire barrage à Marine Le Pen. Seul un tiers d’entre eux déclarent avoir voté pour lui pour ses propositions politiques (33%). A ce titre, on peut donc affirmer qu’il s’agit d’une victoire par défaut même s’il convient de tempérer cette analyse par un point essentiel : un électeur sur deux a également voté pour lui pour sa stature présidentielle (50%). Au-delà de la volonté de barrer la route à la candidate du Rassemblement national, une partie des électeurs d’Emmanuel Macron a donc fait un choix de continuité et de réassurance dans un contexte de crises multiples (crise sanitaire, guerre en Ukraine), ce qui n’est pas neutre tout de même pour un Président sortant. Mais il est vrai qu’on ne peut en tout cas pas parler d’adhésion forte à son programme. A noter toutefois : en 2017, il avait déjà été élu avant tout pour faire barrage à Marine Le Pen (première raison également évoquée par ses électeurs le 7 mai 2017) bien plus que par adhésion à son projet.
La situation est très différente pour Marine Le Pen : 51% de ses électeurs l’ont choisie pour ses propositions politiques et cela en fait le premier motif de leur vote. Parallèlement à cela, il faut souligner que la moitié des électeurs de la candidate du RN déclarent avoir voté pour elle pour faire barrage à Emmanuel Macron (50%). En 2017, seuls 35% de ses électeurs avaient voté pour elle pour cette raison. Le rejet du Président sortant est donc très fort chez une partie de ses électeurs.
Le vote pour Marine Le Pen semble donc autant un vote d’adhésion qu’un vote de rejet du Président sortant.
A noter également : 41% de ses électeurs ont voté pour elle par volonté d’exprimer un mécontentement tandis que 29% déclarent se « reconnaître en elle », avoir le sentiment qu’elle « leur parle », une posture d’empathie et de proximité qui n’est pas du tout un levier du vote en faveur d’Emmanuel Macron.
La persistance du barrage républicain, même si celui-ci a perdu en intensité et est malmené
La notion de « barrage républicain » semble toujours faire sens puisque plus d’un électeur sur deux ayant voté pour Emmanuel Macron déclare l’avoir fait pour faire barrage à Marine Le Pen (56%).
Toutefois, l’écart de résultat entre les deux finalistes étant deux fois moins élevé qu’en 2017 (on passe de plus de 30 points d’écart entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen à 17 points aujourd’hui), laisse supposer une perte d’intensité du barrage républicain, même si le score d’Emmanuel Macron ne doit pas qu’à cette notion, on l’a vu précédemment.
Autre élément révélateur : une partie non négligeable des électeurs dont le candidat n’a pas passé le cap du premier tour a préféré s’abstenir ou voter blanc au second tour plutôt que de choisir entre les deux finalistes, notamment parmi les électeurs de Jean-Luc Mélenchon. C’était déjà le cas en 2017, dans une proportion un peu moindre. Par exemple, 37% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon se sont abstenus aujourd’hui contre 33% en 2017 (soit une hausse de 4 points de l’abstention). D’ailleurs, parmi les raisons avancées par les abstentionnistes pour expliquer leur choix, 21% déclarent qu’ils « en ont assez de voter contre » (un score qui monte à 46% chez les électeurs de Jean-Luc Mélenchon ayant choisi de s’abstenir).
A contrario, les électeurs de Jean-Luc Mélenchon qui ont choisi de voter pour Emmanuel Macron au 2nd tour l’ont clairement fait avant tout pour faire barrage à l’extrême-droite (première raison citée, loin devant toute autre, par 77% de ses électeurs). C’est également le cas des électeurs de Yannick Jadot (74%), de Fabien Roussel (75%), d’Anne Hidalgo (82%) qui ont choisi de voter pour Emmanuel Macron.
A noter d’ailleurs, les électeurs des candidats de la gauche républicaine ont tous majoritairement choisi de voter pour Emmanuel Macron, plutôt que de s’abstenir ou voter blanc : 72% des électeurs d’Anne Hidalgo, 60% des électeurs de Yannick Jadot et 50% des électeurs de Fabien Roussel.
Le barrage républicain a donc, certes, perdu en intensité mais il existe toujours, notamment chez les électeurs de centre gauche qui ont « le plus joué le jeu ». Il apparaît en revanche malmené chez électeurs de Jean-Luc Mélenchon : 35% seulement de votes pour Emmanuel Macron, 37% d’abstention, 11% de votes blancs et nuls et 17% pour Marine Le Pen. Outre chez les électeurs de LFI, le front républicain semble aussi plus fragilisé à droite où seuls 49% des électeurs de Valérie Pécresse ont choisi de soutenir Emmanuel Macron, contre 15% Marine Le Pen et 36% de s’abstenir ou de voter blanc ou nul.
Deux France irréconciliables ?
Comme au soir du premier tour, les données de notre enquête confirment en tout cas qu’il y a deux France très différentes, au regard de la sociologie électorale des deux candidats, comme en miroir :
- Celle d’Emmanuel Macron, qui réalise de très bons scores chez les 60 ans et plus (65% des 60-69 ans et 75% des 70 ans et plus), chez les catégories socio-professionnelles supérieures (65%) et tout particulièrement les cadres (73%), chez les personnes qui vivent dans les grandes agglomérations (64%), notamment l’agglomération parisienne (72%) et ceux qui se sentent appartenir aux classes aisées (75%)
- Celle de Marine Le Pen qui réalisé à l’inverse de très bons scores chez les 25-34 ans (48%), les employés (56%) et les ouvriers (57%), les habitants des communes rurales (50%), chez les sympathisants des gilets jaunes (70%) et ceux qui se sentent appartenir aux classes défavorisées (71%) ou populaires (59%).
On observait déjà ces différences sociologiques en 2017 même si elles semblent avoir été amplifiées par le quinquennat qui se termine. La seule différence notable concerne les communes rurales qui, même si le score y était très serré, avaient placé Emmanuel Macron devant en 2017. La donne, même si le résultat reste serré, semble s’être inversée même s’il faut garder en tête qu’on ne peut pas généraliser. Avec un score proche de 50/50 pour les deux candidats, on voit bien que la ruralité ne forme pas un tout « homogène ».
S’il convient de ne pas opposer deux France, en les stigmatisant et en courant le risque d’accroître encore la distance qui les sépare, on ne peut pas pour autant nier les lignes de clivage fortes qui existent en France et ont été mises en lumière par cette élection.
Elle se retrouvent dans l’analyse des préoccupations et motivations de vote très différentes des deux électorats :
- Pour les électeurs d’Emmanuel Macron, trois thèmes dominent à parts égales : l’Europe (37%), les relations internationales (36%) et la situation économique de la France (35%)
- Pour les électeurs de Marine Le Pen, ce sont très clairement le pouvoir d’achat (60%) et l’immigration (50%) qui ont avant tout motivé leur vote, loin devant toute autre thématique
On a donc le sentiment d’avoir d’un côté une « France qui va bien », tournée vers les sujets économiques et l’international ; de l’autre une France plus en difficulté, logiquement plus tournée vers elle-même et ses difficultés au quotidien.
C’est donc un défi de taille qui attend Emmanuel Macron, celui de répondre aux préoccupations de tous les Français et de ne pas donner le sentiment de ne s’adresser qu’à « la France qui n’a pas de difficultés majeures ». Il l’a annoncé dans son discours après son élection « nul ne sera laissé au bord du chemin » : il a devant lui cinq ans pour tenir son engagement.